Malthus avait il raison ?

Jean-Marc Boussard V2 Préparé pour les controverses de Marciac 5-7 Aout 2009 Marciac (Gers) Voir le texte original

Thomas Robert Malthus (1766-1832) est célèbre pour avoir dit que le monde courrait à sa perte parce que « les subsistances croissent en progression arithmétique, tandis que les populations croissent en progression géométriques ». On va ici d’abord voir ce que signifie cette formulation ésotérique, ensuite expliquer pourquoi on a pu croire à une fantaisie mathématique sans rapport avec la réalité, puis essayer de comprendre les raisons pour lesquelles la théorie malthusienne refait surface.

Portrait de Malthus L’église d’Albury dont il était « vicar »

Que voulait dire Malthus ?

Lorsque qu’on augmente le nombre de travailleurs sur une surface donnée de terre, la production que l’on peut en attendre est soumise à la « loi des rendements décroissants » : elle augmente moins que proportionnellement au nombre d’ouvriers, par exemple, proportionnellement au logarithme de ce nombre. Ainsi, il arrive un moment où l’emploi d’un travailleur supplémentaire ne permet plus d’accroitre la production assez pour le nourrir (figure 1). Au niveau national – par exemple celui de l’Angleterre en 1800 – la disponibilité en terre est physiquement limitée, ce qui explique que les rendements décroissants jouent à cette échelle.

Si l’on veut alors donner une allure dynamique au raisonnement, il suffit de changer la graduation des axes. L’axe des abscisses correspondant au temps, la population (dont le taux de croissance est supposé constant, comme un taux d’intérêt) croit de façon exponentielle (c’est-à-dire « comme une progression géométrique », dans le langage du 18ème siècle) sur l’axe des ordonnées. Mais alors, il faut remplacer la courbe de production de la figure 1 par son exponentielle, donc par une courbe linéaire si la courbe précédente des rendements décroissants était bien celle d’un logarithme. On obtient la figure 2, qui correspond donc à la formulation de Malthus. Dans les deux cas, il existe une limite à l’accroissement de la population, limite due à l’existence d’un plafond absolu aux ressources en terre, et limite automatiquement respectée du fait que les travailleurs en excédent ne produisent plus assez pour se nourrir et meurent de faim.

Figure 1 : la loi des rendement décroissants Figure 2 : l’état stationnaire

Cette récréation mathématique n’aurait pas beaucoup d’importance si elle n’avait pas conduit Malthus à des conclusions très angoissantes. Dans une économie en état d’équilibre stationnaire, la population est donc constante, régulée par la mortalité des pauvres en excès. C’est la « loi naturelle », celle que l’on observe dans les populations animales. Dans une telle situation, il ne faut surtout pas aider les pauvres, ce qui ne fait que prolonger leurs souffrances. On peut en revanche essayer de leur faire la morale, pour les dissuader de faire trop d’enfants, ce qui, techniquement, peut être obtenu en retardant l’âge du mariage. De la sorte, on pourrait maintenir la population à un niveau inférieur à son niveau maximum. Alors, la productivité du travail serait assez grande pour pouvoir payer l’ouvrier marginal à un niveau de salaire supérieur au minimum de subsistance. De telles conclusions n’étaient pas de nature à garantir à Malthus un grand succès populaire en dehors de la « gentry » (dans ce schéma, les propriétaires fonciers, titulaires de la « rente », tirent toujours leur épingle du jeu, et continuent à vivre dans l’opulence). En particulier, Marx le vilipenda (tout en recopiant bon nombre de ses idées), sans doute parce que cette analyse ruinait tout espoir d’améliorer le sort du prolétariat par la révolution1. Mais surtout, les faits semblaient donner tort à Malthus.

Malthus et la réalité aux 19ème et 20ème siècles

En effet, aujourd’hui, en Angleterre comme en France et dans tous les pays développés, de quelque façon que l’on mesure, et quelque soit le jugement que l’on puisse porter sur le caractère plus ou moins satisfaisant de la répartition des revenus, il ne fait pas de doute que le niveau des salaires est largement supérieur au « minimum de subsistance ». Or cela a été obtenu sans mesures spéciales pour réduire la population, qui a considérablement augmentée dans ces pays depuis le début du 19ème siècle. Quelquefois même – ce fut le cas de la France dans les années 30 à 60 – des mesures sont prises pour encourager les « familles nombreuses ». Il faut donc admettre que la théorie malthusienne n’est pas confirmée par les faits. Et c’est bien pour cette raison que, du milieu du 19ème siècle jusqu’à une date récente – dans les années 70, lorsque le « club de Rome » renversa beaucoup d’idées reçues – la vaste majorité des économistes pensait que « Malthus s’est trompé pour ne pas avoir tenu compte du progrès technique ».

De fait, trois phénomènes ont joué pour éviter le scénario malthusien : l’émigration, d’abord, les importations de produits agricoles en provenance des « terres vierges » d’Amérique ou d’Australie ensuite, les hausses de rendements agricoles enfin.

L’émigration vers l’Amérique ou l’Australie a certainement relâché la pression démographique, quoique dans une faible mesure, car ce n’est tout de même pas le gros de la population qui est partie. Mais cette émigration a eu un autre effet : elle a permis la mise en culture des « terres vierges » d’Amérique et d’Australie. Certes, ces terres n’étaient pas complètement vierges : il y avait des Peaux-Rouges en Amérique, et des aborigènes en Australie. Mais ces gens là n’avaient presqu’aucun capital (même pas de chevaux, pas de véhicules à roue !). Leur élimination diminua encore un peu la population mondiale, mais pas énormément, car ils étaient fort peu nombreux. D’ailleurs, en Amérique, les indigènes furent rapidement remplacés par des esclaves africains, migrants involontaires, dont la productivité –liée à l’abondance des terres et au capital investi par les colons – était assez forte pour justifier la rente importante attachée à leur possession (ils étaient payés au minimum de subsistance, mais rapportaient à leurs maîtres leur productivité marginale : la différence constituait une rente qui justifiait un prix pour la possession de l’esclave), puis par l’immigration d’européens pauvres, néanmoins dotés de moyens en capital certes modestes, mais qui sur de grandes étendues de terre devenaient très productifs2.

Il fut ainsi possible de substituer dans ces pays aux chasseurs cueilleurs antérieurs un système de production basé sur des agriculteurs sédentaires beaucoup plus « intensifs ». Couplée avec le stock de capital constitué par les bateaux de transport, a voile d’abord, à moteur ensuite, cette colonisation permis aux nations européennes, pendant quelque temps au moins, d’échapper à la nécessité de produire assez de produits agricoles pour se nourrir. C’est ainsi que l’Angleterre, d’abord, puis tout le continent européen devinrent, au cours du 19ème siècle, des importateurs nets de produits agricoles.

Figure 3 : Evolution séculaire des rendements en blé En France et aux Etats Unis

Cette situation, cependant, n’était que provisoire, car, en autorisant une fraction importante de la population européenne (et bientôt américaine) à produire autre chose que des denrées agricoles immédiatement consommables, elle permit une accumulation de capital sans précédent. Dès lors qu’une fraction de ce capital pouvait s’investir dans l’agriculture (ce qui fut le cas tout au long du 19ème siècle, mais plus encore à partir des années 30, lorsque les garanties de prix permirent aux agriculteurs de s’endetter pour investir), la productivité, tant du travail que de la terre, augmentait dans cette activité. Par exemple, au début du 19ème siècle, un travailleur agricole produisait de quoi nourrir 3 à 6 personnes. Aujourd’hui, c’est de l’ordre de 100…La productivité par ha augmentait parallèlement, comme illustré par la figure 3 à propos des rendements en blé. Tout s’est ainsi passé comme si le cadre naturel s’était trouvé élargi, suivant et même dépassant la croissance de la population. A la suite de cette évolution, les pays européens sont devenus pour l’essentiel autosuffisants en matière alimentaire (ils pourraient l’être complètement sans difficulté aucune s’il existait une volonté politique pour cela).

Bien évidemment, le progrès technique a joué un rôle majeur dans cette affaire, mais pas seulement lui. Certes, sans le moteur à explosion ou les connaissances génétiques, il eut été impossible d’imaginer utiliser des tracteurs ou des variétés à haut rendement. Mais les connaissances techniques ne suffisent pas. La preuve en est que les agriculteurs des pays pauvres aujourd’hui savent très bien ce que l’on peut attendre d’un tracteur ou d’une semence améliorée. Pourtant, ils n’emploient pas ces outils. Ce n’est pas qu’ils sont stupides (comme le croient trop vite les services de vulgarisation dans le monde entier). C’est faute d’avoir de quoi les acheter.

De fait, si les connaissances constituent une condition nécessaire de l’existence du capital, cette condition n’est pas suffisante. Il faut aussi produire tous ces objets hétéroclites – les outils, mais aussi le capital humain, le savoir faire, l’éducation etc…- qui constituent le capital. Cette production, elle-même, exige la réalisation d’une foule de conditions, la première étant d’avoir la possibilité d’épargner, c’est-à-dire ne pas se trouver dans une situation telle que toutes les ressources soient nécessairement utilisées pour satisfaire les besoins immédiats, de sorte qu’une partie puisse en être consacrée à la production (ou à l’achat) de ces biens d’investissement. C’est bien cette accumulation de capital qui permet ainsi d’accroitre les dimensions du cadre naturel. Par exemple « une exploitation irriguée », dit-on, « c’est juste comme une exploitation en sec trois fois plus grande » : tout se passe en effet comme si, en construisant le capital nécessaire à la mise en œuvre du système d’irrigation, on avait triplé la surface disponible et la productivité de celui qui la cultive.

La grande quantité de capital dont, dans les pays développés, nous disposons par tête a un autre avantage : elle permet d’accroitre la productivité du travail non seulement dans l’agriculture, mais aussi ailleurs. Grâce à cela, à une offre de nourriture suffisante, et à l’abolition de l’esclavage, les travailleurs peuvent recevoir une rémunération plus élevée que le strict nécessaire pour survivre. Or cela est bon pour les travailleurs eux-mêmes, qui ainsi peuvent goûter à un « luxe » auquel leurs ancêtres n’auraient pas songé, mais aussi pour tous les entrepreneurs, en constituant un débouché pour les produits qu’ils fabriquent. D’une façon générale, le « développement » n’est rien d’autre que la matérialisation des avantages de l’accumulation du capital.

Enfin, cerise sur le gâteau, dans les pays à haut niveau de vie, la croissance démographique qui avait si fort impressionné Malthus diminue, au point de devenir négative. Il existe en effet une relation lâche, mais significative entre le revenu par tête et la croissance démographique, comme on le voit sur la figure 4. Ce sont les pays les plus pauvres qui ont la croissance démographique la plus forte (3)

De la sorte, dans les pays riches, il est possible de servir un salaire largement supérieur au minimum vital, sans cependant que cette situation conduise à augmenter la population à un niveau qui conduirait à abaisser cette rémunération par excès d’offre. Tout est ainsi pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tout au moins, le croyait-on dans les années 60….

Figure 4 : Relation entre la croissance démographique et le revenu par tête4
(Chaque point représente un état membre des Nation Unies)


Le « scénario des terres vierges » est il reproductible ?

Depuis les années 70, avec en particulier les travaux du « Club de Rome, il a fallu revenir sur cet optimisme. Le problème tel qu’il est apparu alors s’analyse sous trois aspects. D’un côté, comme le montre le figure 5, la croissance démographique mondiale ne se ralentit pas, même s’il semble possible que nous soyons à l’aube (mais une aube bien fragile !) de « transition démographique » (qui se reflète sur la figure 5 par l’inflexion de « l’hypothèse basse » des prévisions de l’ONU). De l’autre, on prend conscience de ce que de toute façon, même avec beaucoup de capital disponible, il existe probablement des limites à la « pression écologique » sur l’ensemble des ressources planétaires (et pas seulement la surface cultivable, comme l’imaginait Malthus). Les deux phénomènes se renforcent mutuellement, comme on va le voir. Enfin, de même que l’aristocratie foncière, du temps de Malthus, pouvait se sentir non concernée par le problème de la pauvreté, de nos jours, la question se pose de savoir si la « bombe démographique » est un problème qui regarde seulement le Tiers Monde, ou si, en explosant, elle n’entrainera pas les riches dans la catastrophe.

Figure 5 : Evolution de la population mondiale depuis l’an 1000, et projection jusqu’en 2050

Pourquoi la croissance de la population continue-t-elle ?

La figure 6 permet de faire un « zoom » sur la partie récente de la figure 5, sous l’hypothèse « centrale » de l’ONU (entre l’hypothèse basse et l’hypothèse haute).

Elle confirme les résultats précédents, et montre bien que la croissance de la population mondiale est essentiellement le fait des pays dits « en développement ». Dans ces pays, comme en Angleterre au 18ème et 19ème siècle, et à la différence de ce qui se passe dans le cas des pays développés, la population continue à croitre à un rythme très soutenu, faisant apparaître le caractère exponentiel de la démographie mondiale. Mais pourquoi cet emballement de la démographie mondiale, alors qu’on semblait avoir expérimentalement trouvé le remède ?

En principe, en effet, tout était facile. Il existait dans les pays développés une base industrielle capable de fournir en grande quantité des biens capitaux de très bonne qualité.

On devait donc pourvoir fournir tout ce qu’ils pouvaient souhaiter aux « pays en développement », de manière à ce qu’ils utilisent eux aussi du capital en abondance, et puissent rémunérer le travail au dessus du minimum de subsistance en raison de sa forte productivité. La forte productivité du capital dans les sociétés qui en manquaient inciterait les banques à prêter aux pauvres l’épargne des pays riches en quête de placement rémunérateurs, aboutissant à une « convergence » des différentes sortes d’économies, qui deviendraient peu à peu semblables entre elles et semblables à celles des pays développés5. La hausse des rémunérations entraînant une chute de la natalité, la croissance démographique mondiale se ralentirait. On aboutirait à un état stationnaire beaucoup plus sympathique que celui de Malthus, la pauvreté ayant disparu, et les salaires autorisant les « consommations de luxe » pour tous.

Figure 6 : La croissance de la population sur un siècle (1950-2050) entre pays riches et pays pauvres

Ce scénario a reçu un début d’exécution. Dans un pays comme l’Inde, la « révolution verte » – en fait l’introduction de nouvelles techniques de production agricole plus intensives en capital que les techniques traditionnelle – a permis d’assurer la subsistance de la population6 . Il en est de même dans beaucoup d’endroits, de nombreux pays ayant pratiqué des politiques agricoles avisées (souvent fort peu orthodoxes aux yeux des organismes internationaux, car elles s’éloignaient beaucoup des canons de l’économie libérale, en garantissant les prix, et en subventionnant les intrants) pour donner aux agriculteurs pauvres les moyens d’avoir accès à des ressources en capital. La Chine, depuis une vingtaine d’années, semble pratiquer une politique analogue, assortie de mesures législatives pour diminuer la natalité.

Une moindre peur de l’avenir et l’espoir d’accéder à l’ascenseur social dans ces pays ont certainement permis d’y ralentir la croissance démographique, ce qui explique l’inflexion de celle-ci au niveau mondial, tel qu’il est visible sur la figure 6, depuis les années 70-80. Mais on est encore loin du scénario esquissé ci-dessus, et qui devait conduire à une population stationnaire par suite de l’enrichissement généralisé.

De fait, la réalisation de ce scénario exigerait que les paysans pauvres aient la possibilité d’acquérir la capital sans lequel il ne peut réussir. Ce n’est pas toujours le cas, en dépit de la forte rentabilité de ce capital, à cause de l’infirmité des systèmes financiers, effrayés par la perspective d’avoir à gérer une foule de petits prêts à risque élevé, ou de celle des services des états, qui rechignent aux « paris sur structures nouvelles » et retardent autant que faire se peut les investissements publics. En particulier, la régulation des prix est encore moins à l’ordre du jour que jamais ces dernières années. Pourtant, c’est quand les prix agricoles ont été régulés que les rendements ont vraiment beaucoup augmenté dans les pays actuellement développés (comme le montre la figure 3), parce que c’est seulement à cette condition que les banques ne font pas trop de difficultés pour prêter aux paysans pauvres.

Il y a beaucoup de raisons pour que les mesures nécessaires n’aient pas été prises. La plus importante est sans doute que, à la différence de ce qui s’était passé en occident aux 19ème et 20ème siècles, de nos jours, les riches n’ont plus besoin des pauvres. Une autre cause non négligeable de cette situation est qu’il existe tout de même des limites physiques que même l’utilisation d’énormes quantités de capital interdit de dépasser. Examinons ces deux points

Les riches ont-il encore besoin des pauvres ?

Grâce au capital accumulé, la productivité du travail est telle aujourd’hui que les besoins de la partie la plus riche de la société peuvent être couverts avec très peu de travail, et de préférence du travail qualifié, donc déjà doté d’un stock considérable de « capital humain » lié à l’éducation.

Déjà, dans l’Algérie des années 30, une économie extrêmement brillante se développait entre « européens », avec un taux de croissance considérable, les « arabes » – a l’exception de quelques centaine de millier de privilégiés employés à des taches domestiques – se trouvant virtuellement exclu du circuit développé, leur système économique de trouvant « à coté », sans pratiquement aucun lien avec le système européen. François Perroux, qui l’avait étudié, avait appelé ce phénomène la « croissance duale »(7).

C’est bien une mécanique du même genre qui se développe de nos jours, avec de nombreux « pays émergents » dont le PIB augmente très vite, mais dans lesquels la population pauvre reste « en marge » et livrée à elle-même. Or ce sont les populations pauvres qui font les enfants, on l’a vu… c’est donc bien cette situation qui est largement responsable de la croissance rapide de la population mondiale, telle qu’elle apparait sur la figure 4. De bons esprits pensent que la « transition démographique » – la baisse de la natalité – pourrait survenir plus vite que prévu, ce qui explique les deux hypothèses « haute » et « basse » de la figure 4. Il convient cependant de remarquer que les prévisions démographiques sont tout sauf sûres, qu’elles peuvent en outre être perturbées par un usage plus ou moins intensif des armes disponibles dans le monde, et que, enfin, même dans l’hypothèse « basse » la plus optimiste, cette croissance est tout de même inquiétante.

De fait, l’analyse précédente nous renvoie à un scénario peut être légèrement différent de celui de Malthus, mais tout aussi désespérant : tandis que les riches continue à augmenter leur consommation par tête sans augmenter leur effectif, les pauvres du monde aujourd’hui se retrouvent exactement dans la situation des anglais pauvres des années 1820. Faute de capital – plus faute des moyens de s’en procurer que faute du système économique mondial d’être en mesure de le leur fournir- ils ne peuvent que rester pauvres, condamnés à utiliser des techniques n’assurant qu’une faible productivité du travail. En même temps, ils ne sont pas du tout dissuadés de faire des enfants tandis que les progrès de la médecine et la charité institutionnelle les empêchent de mourir.

En plus, l’existence d’une vaste population de pauvres qui n’ont de droit sur aucun autre facteur de production que leur travail conduit à abaisser le prix de cette denrée au niveau, justement, du minimum de subsistance chez les pauvres, annulant ainsi pour les salariés des pays riches les avantages qu’ils pouvaient tirer de la forte productivité de leur travail associé à une grande quantité de capital.

C’est ainsi que les courants de migration s’inversent par rapport à ceux qui existaient au 19 siècle : au lieu que ce soit les européens morts de faim qui cherchent à profiter des terres vierges, ce sont les habitants du Tiers Monde qui cherchent à s’installer dans les pays développés pour bénéficier de l’environnement capitalistique favorable à la rémunération du travail. Simultanément, les entrepreneurs des pays riches « délocalisent » leurs productions quand ils peuvent, pour profiter du « faible coût du travail ». Ce serait en principe une excellente chose, de nature à accroitre le stock de capital des pays pauvres, et y faire remonter les salaires, si l’abondance de l’offre de travail ne venait pas ruiner toute tentative en ce sens. En définitive, ce sont les propriétaires de capital qui restent les riches, les salariés purs, sans « capital humain » (sous forme d’éducation et de formation) ne pouvant prétendre qu’au minimum de subsistance, comme l’avait bien prédit Malthus avant Marx.

Or en même temps, les pauvres par leur nombre et les riches par leur niveau de consommation concourent à l’épuisement des ressources naturelles : il n’y presque plus de pétrole pour alimenter en énergie le climatiseur du riche, et plus de bois de feu pour cuire le maigre repas du pauvre … Il est clair que cela ne peut durer et qu’il faudra faire quelque chose…

Il y a des limites à la planète

En face de l’impossibilité apparente de museler la croissance démographique dans les pays pauvres, il existe une autre raison de reprendre et de moderniser l’analyse de Malthus : les limites physiques de la planète posent le problème de savoir si même en mettant en œuvre une énorme quantité de capital, on n’atteindra pas de toute façon la zone des rendements décroissants.

La question ne se pose pas – du moins pas de façon immédiate – pour l’alimentation et l’agriculture. Tous les agronomes sont d’accord sur ce point. D’abord, il existe encore quelques réserves de « terres vierges » – en Amazonie, en Afriques centrale, et dans quelques autres parties du monde (8). Ensuite, et surtout, doubler les rendements moyens actuels ne semble pas poser de problème majeur à condition de pouvoir mettre en œuvre des techniques intensives en capital, et, pour y arriver, de faire un effort soutenu tant en matière de recherche agronomique qu’en matière d’ingénierie financière (9).

Doubler les rendements agricole moyens, à l’aide de techniques plus intensives en capital, est sûrement possible, et c’est assurément une meilleure solution pour résoudre le problème dans les quelques prochaines dizaines d’années que d’utiliser les terres vierges encore existantes, en particulier parce qu’il est sûrement souhaitable de conserver quelques lambeaux de vraie nature, et que c’est la seule solution pour y arriver. Mais après cela, on se retrouvera toujours devant le même problème.

Par ailleurs, et surtout, de nos jours, la terre n’est pas le seul facteur limitant, ni pour la croissance en général, ni pour l’alimentation en particulier. L’eau, le pétrole, les phosphates, la nécessité de conserver, toutes ces ressources naturelles sont rares, et de nature à constituer des obstacles ultimes à la croissance des revenus réels et de la population. Certes, il ne faut pas dramatiser : on peut se passer de pétrole, et le remplacer par de l’électricité nucléaire ou solaire. On peut dessaler l’eau de mer, en extraire des phosphates, etc… Tout cela exige du capital et de la recherche, mais c’est faisable.

Les considérations « écologiques » -sur lesquelles il est hors de question de transigercompliquent encore la chose : en matière d’agriculture, par exemple, il est évident que beaucoup de pesticides chimiques sont des biens capitaux très efficaces à court terme, mais qui, dans le moyen et long terme, se retournent contre leurs usagers du fait de leurs effets secondaires désastreux. Se passer d’eux implique des efforts de recherche encore plus grands. Et bien sûr, il ne faut pas se tromper de combat : les OGM, de sinistre réputation en Europe, constituent – du moins certains d’entre eux, car chacun est un cas particulier – un substitut beaucoup moins dangereux à certains pesticides très agressifs. On pourrait faire le même type de remarque dans tous les domaines industriels. Ces considérations écologiques compliquent le problème sans le rendre insoluble.

Le vrai problème, c’est que les chiffres en cause sont gigantesques : si, dans l’espoir de réduire le taux de croissance démographique mondial au niveau de celui des pays aujourd’hui développés, on veut donner aux pauvres du Tiers Monde un niveau de vie analogue à celui de ces derniers aujourd’hui, avec les populations de 2003, il faut multiplier la production d’énergie par un facteur 3,3, ce qui n’est pas peu, et par un facteur 6 avec les effectifs de population prévus pour 2050. Tout est à l’avenant, qu’il s’agisse des équipements touristiques ou des systèmes scolaires…

Tout ceci implique un formidable effort d’investissement dans les pays pauvres, effort qui n’est manifestement pas dans les vues de la classe politique mondiale, dont les membres sont plus préoccupés de leur réélection l’an prochain que de considérations à long terme. Cela implique aussi de créer chez les dirigeants un grand savoir faire pour marier les avantages de la planification à long terme et ceux du marché à court terme – ce qui avait été probablement à l’origine des succès économiques de ce que J. Fourastié avait appelé les « trente glorieuses », tandis que les économistes doctrinaires chantent maintenant les mérites d’un libéralisme qui ne fonctionne pas (après avoir vanté ceux de la planification centrale qui ne marche pas non plus…) Il n’est pas sûr que l’humanité saura gérer un tel problème !

Conclusion : les apports des modèles récents sur la dynamique des populations

Il est donc clair qu’il existe un maximum à la population du globe, même si, grâce au progrès technique et l’accumulation du capital, il semble possible de retarder de façon significative (mais faible à l’échelle des temps géologiques) le moment où cette limite maximale sera près d’être atteinte, ce qui n’est pas encore le cas. Il est clair en même temps que la logique du marché, couplée avec la tendance des pauvres à procréer sans frein conduit à diminuer dans le long terme le prix du travail au niveau du minimum de subsistance, confirmant encore l’analyse de Malthus, en dépit des possibilités offertes par la hausse de la productivité du travail lorsqu’il est associé à une grande quantité de capital. Un scénario malthusien n’est donc pas exclu pour les prochains siècles. Cependant, ce scénario n’est pas inéluctable, car il existe des possibilités pour en prévenir la réalisation. Le scénario alternatif consiste en fait à développer le Tiers Monde, pour en rendre la démographie semblable à celle des populations riches. Cela ne peut se faire qu’en laissant de côté certaines des prescriptions de l’économie libérale.

Les conclusions précédentes, cependant, ne font pas complètement le tour du problème. Depuis que ces questions sont sur l’agenda des organismes de recherche, le modèle de Malthus et ses successeurs ont fait l’objet de quelques améliorations, issues pour l’essentiel d’une bien meilleure compréhension par les mathématiciens des phénomènes dynamiques liés à la croissance et aux régimes stationnaires. Nous terminerons par quelques remarques à ce sujet.

Figure 7 : Evolution dans le temps d’une population dont le taux de croissance décroit quand on se rapproche de la limite autorisée par les ressources.


Le graphique représente l’évolution dans le temps de xt, la population au temps t, si xt = a xt-1 ( 1-xt-1 ) La population maximale est prise pour unité, de sorte que si l’on admet que les ressources autorisent un maximum de l’ordre de 20 milliards d’hommes, les effectifs réels oscilleraient entre 6 et 18 milliards ; Le taux de croissance de la population décroit à mesure que xt se rapproche de 1, son maximum (le terme en 1-xt-1 corrige le taux « naturel » a ; si xt-1=1, alors xt=0). L’unité de temps représente le temps nécessaire pour multiplier la population par le nombre a, en l’absence de maximum. On part ici d’une population égale à 0,2 fois le maximum, et l’unité de temps représente le temps nécessaire pour multiplier la population par 3,7, soit, avec un taux de croissance naturel de 2%, environ 66 ans (le graphique représente donc environ 6600 ans d’évolution).

La plus grande différence entre les anticipations de Malthus et celles que l’on peut faire aujourd’hui tiennent au développement du phénomène dans le temps : Malthus avait envisagé l’existence d’un état stationnaire, vers lequel devait converger tout doucement, et en quelque sorte, harmonieusement le régime de croissance mondial, permettant, en outre, la détermination objective du juste salaire (même si c’est un salaire de misère !). Les mathématiques modernes des phénomènes chaotiques conduisent à envisager pour la population mondiale la possibilité d’un régime jamais en équilibre, mais fluctuant de façon apparemment aléatoire, comme le montre la figure 7. Celle-ci représente la fameuse « fonction logistique », élaborée entre autres pour représenter mathématiquement la théorie malthusienne, dont les résultats prennent l’ allure indiquée sur la figure au moins pour certaines valeurs des paramètres.

Ces résultats sont impressionnants, car ils montrent que l’évolution vers l’état stationnaire pourrait bien être semée d’embuches. Il est clair que les chutes vertigineuses de population correspondront à des guerres ou des épidémies, qui en seront la cause apparente et immédiate, alors que le problème réel se trouvera en réalité dans la surpopulation. Il est clair aussi que, au vu des remarques ci-dessus, les effectifs respectifs des populations « riches » et « pauvres » de la terre joueront en la matière un rôle déterminant, puisque le taux de croissance « naturel » de la population – le paramètre « a » du modèle ci-dessus – en dépend fortement.

De ce point de vue, en modifiant légèrement le modèle ci-dessus, pour y introduire deux populations, les « pauvres » et les « riches », on obtient des résultats du même type. Cependant, selon la valeur des paramètres, et la situation initiale, il arrive que les riches absorbent les pauvres (comme dans le scénario optimiste du développement), ou que les pauvres absorbent les riches, ou encore que les deux populations cohabitent en alternance chacune d’elle évoluant en sens inverse de l’autre, avec des hauts et des bas, mais sans jamais que l’une élimine l’autre. C’est là le genre de résultat qu’obtiennent maintenant tous les mathématiciens de la dynamique des populations, et donc quelque chose de parfaitement « naturel ».

La leçon est évidemment qu’il faut veiller soigneusement aux paramètres, et faire en sorte qu’ils nous aiguillent dans la bonne direction : c’est à cela que l’on reconnaitra les politiques avisées, celles qui permettront à la population « riche » d’absorber la « pauvre ».
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1- Aussi, nous dit Schumpeter, parce qu’il détestait les curés. De fait, Malthus était pasteur de la Church of England, en charge de la paroisse d’Albury, dans le Surrey, où il avait sans doute pu mesurer le tonneau des Danaïdes que représentait l’aide aux pauvres quand on la voyait du point de vue de la base.

2- Il est permis de penser que cette immigration d’ « esclaves blancs » (selon le mot d’un auteur de l’époque) a considérablement facilité la disparition de l’esclavage, la concurrence de ces affamés, en rapprochant le salaire du minimum de subsistance, conduisant à diminuer la rente associée à la possession de l’esclave.

3- Ce qui montre que la faim tue finalement moins ou que la charité internationale est plus efficace que ne le pensait Malthus

4- A noter que les pays à faible croissance démographique et faible revenus sont en général d’anciens pays soviétiques, dont le niveau de vie a beaucoup diminué dans les dernières années.

5- Un résultat prévu en particulier par le mathématicien Arthur Von Neumann, sous le nom de « turnpike theorem » (théorème de l’autoroute). Von Neumann, cependant, avait très bien vu la possibilité de l’existence de deux ou plus « autoroutes de croissance », conduisant à des taux de croissance différents, si les liens entre deux sous ensembles de l’économie étaient trop lâches. Il y a bien des chances pour que ce soit ce phénomène qui soit à l’œuvre aujourd’hui.

6- et au delà : l’Inde est maintenant certaines années exportatrice de céréales, ce qui aurait stupéfié un auteur comme René Dumont

7- Justement, la situation dans laquelle le « théorème de l’autoroute » n’est plus valable ! Remarquons qu’il n’y avait pas alors « exploitation » des arabes, contrairement à ce que racontaient les marxistes, et on peut ajouter « malheureusement », car s’il y avait eu exploitation, il y aurait eu une sorte de solidarité entre les deux catégories de population (comme il y en avait entre les maîtres européens et leurs domestiques). Le drame est venu non de l’exploitation, mais de l’ignorance de l’une des populations par l’autre.

8- Ce point n’a pas échappé à certains entrepreneurs des Emirat Arabes Unis ou d’Asie de l’Est, qui songent à s’en emparer dans l’espoir de reproduire les gains mirobolants réalisés par les généraux de Bolivar en Amérique du Sud dans les années 1830. Depuis quelques années, le « land grabbing » est à la mode, et cause beaucoup d émotions auprès de certaines ONG, qui y voient du « néocolonialisme » – ce qui est peut-être un euphémisme. De toute façon, ces terres vierges là sont assez limitées en surface, et sûrement pas à la hauteur du problème.

9- Voir le petit livre du Groupe de Bellechasse : L’Alimentation du Monde et son avenir, l’Harmattan, Paris, 2009.

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